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8 - Une journée ordinaire dans la vie de Tore
Supra
Au
delà de l'aspect purement scientifique, la vie de tous les jours autour de Tore
Supra est aussi une aventure humaine, comme avec tous les grands instruments de
recherche en physique. Venez partager la journée d'un physicien, avec ses joies
et ses peines ... |
Imaginez que vous êtes un
physicien du Département de Recherches sur la Fusion Contrôlée. Votre
spécialité : la mise au point de scénarios permettant de réaliser des
décharges longues. Aujourd'hui, vous êtes physicien en charge : c'est à vous
de décider du programme de la journée sur le tokamak Tore Supra. Votre mission
: battre le record de l'énergie injectée dans la machine, avec des chocs longs
et performants. Le but à atteindre : viser les 300 MJ, avec 4-5 MW de puissance
sur 60 à 70 secondes de décharge (petit rappel : l'énergie est égale à la
puissance multipliée par le temps pendant lequel elle est appliquée, donc il
faut arriver à passer beaucoup de MW sur des temps longs).
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C'est
un programme risqué, il faut pousser la machine à la limite de ses
possibilités. Pour vous aider dans votre tâche, vous avez toute une équipe
autour de vous. Tout d'abord, le pilote. C'est lui qui est aux commandes de la
machine, et qui exécute le programme que vous avez eu soin de définir
auparavant. C'est un personnage clé : comme le capitaine d'un navire, c'est le
seul maître à bord après Dieu. Puis, l'informaticien en charge : vous pouvez
compter sur lui en cas de problème du système de contrôle-commande ou
d'acquisition des données. Et oui, tout est informatisé sur Tore Supra (ou
presque ...) : c'est le nerf de la guerre. Ensuite viennent tous les
responsables des diagnostics et autres sous-systèmes dont vous avez besoin pour
le bon déroulement de votre journée. Et enfin se tiennent là les autres
physiciens intéressés par le programme du jour, chacun dans sa spécialité.
Ca en fait du monde en salle de contrôle-commande ... |
Il est 8h,
la journée commence. La chambre à vide a été conditionnée par une série de
décharges luminescentes pendant la nuit pour que la paroi soit bien
désaturée. Les portes lourdes sont fermées sur le hall tore, le champ
toroïdal est monté. Après un court briefing avec l'équipe du jour pour s'assurer que tout est
prêt, on s'échauffe avec une première décharge de démarrage en ohmique,
histoire de tester l'humeur de la machine. Le compte à rebours est lancé. Les
écrans s'allument : le plasma est là, tout rose vu par la caméra visible. Bon
démarrage, mais la paroi semble chargée malgré le conditionnement : il
faut jouer léger sur l'injection de gaz dans la chambre. |
Le plasma en appui sur la première paroi
interne, vu par une caméra visible depuis un queusot de la machine. On
distingue les briquettes qui forment la paroi, et le halo rose
caractéristique du plasma de bord, qui rayonne dans cette longueur
d'onde.
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Après ce début prometteur, on
passe à plus sérieux : on démarre les systèmes de chauffage
additionnel. On
compte sur l'hybride pour générer le courant et allonger la durée de la
décharge en prenant le relais du système de transformateur classique, et sur
le chauffage FCI pour injecter de la puissance en complément de l'hybride. Le
scénario est délicat : il faut trouver des conditions de fonctionnement qui
conviennent aux deux systèmes, qui bien sûr ont des exigences contradictoires
... L'efficacité de génération de courant de l'hybride est d'autant meilleure
qu'on se place à basse densité. Par contre, le chauffage FCI ne parvient pas
à coupler de la puissance au plasma en dessous d'une certaine densité.
D'après les simulations des codes de calcul et l'expérience précédemment
acquise, on décide donc de se placer à une densité intermédiaire. Encore faut-il que le système d'injection de gaz arrive à contrôler la
situation et à maintenir une densité stable, surtout si la paroi a décidé de
jouer des siennes ... Il faut
monter les systèmes en puissance progressivement, pour les conditionner. On teste
successivement les deux coupleurs hybride, ainsi que les trois antennes FCI.
0.5 MW, 1 MW, ça passe. A 2 MW, quelques claquages apparaissent mais rien
de trop grave. On en profite pour régler finement les systèmes en position et
en fréquence. Ces chocs de montée en puissance durent une trentaine de
secondes, la vitesse de croisière pour Tore Supra. Entre deux chocs, il faut
compter une vingtaine de minutes, le temps que tous les diagnostics remontent
leurs résultats dans la base de donnée informatique. Et justement, problème
informatique : les données de l'hybride ne remontent pas. L'informaticien en
charge s'en occupe. Conclusion : les données du choc effectué sont
définitivement perdues, par contre, le système est opérationnel pour le
prochain choc. Les antennes FCI fonctionnent bien, le couplage est bon, malgré
leur position reculée par rapport au plasma, nécessaire pour ne pas trop les
échauffer sur des chocs longs. Par contre, ça se passe moins bien côté
hybride : seul un coupleur est utilisable, et on ne peut pas le monter au dessus
de 1.8 MW sans avoir de claquages et des émissions de nickel dans le plasma. Il
faudra s'en contenter.
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Ah, voilà
que ça se gâte : le choc suivant disrupte sur un défaut du poloïdal. Les
équipes chargées de ce sous-système s'affairent pour trouver l'origine de la
panne. Pendant ce temps, on lance une décharge de nettoyage, pour récupérer
la paroi. Vers 11h30, tout est revenu dans l'ordre, la journée peut poursuivre
son cours. Les deux chauffages repartent bravement, 2 MW pour FCI, 1.6 MW pour
l'hybride. Le nettoyage semble avoir été efficace : la paroi est plus pompante,
et il faut injecter franchement pour atteindre la densité souhaitée. On
allonge la durée de la décharge : 35 secondes. La densité a tendance à
décoller au bout d'une vingtaine de secondes, mais ça reste acceptable. 38
secondes, 40 secondes, 42 secondes, 46 secondes : la montée en densité semble
se calmer. On atteint les 177 MJ, ça commence à être intéressant ...
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Au choc
suivant, montée d'impuretés à 16s : on disrupte. Un OVNI, comme on les
appelle dans le jargon de Tore Supra, est passé devant les caméras visibles. Les
spectroscopistes ont détecté du fer, du nickel, du cuivre dans le plasma ...
Voilà qui n'est pas bon signe !
Probablement un composant face au plasma en surchauffe. Le plasma est en
appui sur la première paroi interne : la caméra infra-rouge n'a pas
détecté de problème sur les briquettes en carbone, mais elle ne voit
pas l'intégralité de la chambre. Les protections d'antenne sont aussi
fortement sollicitées, mais là encore, les caméras infrarouge qui les
surveillent n'ont rien détecté d'anormal. Concertation pour décider de
la suite du programme. En attendant, on lance des décharges de nettoyage
pour récupérer de la disruption. Finalement, avec l'accord du pilote, on
repart, en sortant le grand jeu : pour épargner les antennes FCI, on en
utilise 2 à la fois sur les 3, et on alterne toutes les 4 secondes, de la
haute voltige ... En plus, on rajoute une modulation sur la position
verticale du plasma, pour déplacer le point d'impact du plasma sur la
paroi et éviter les échauffements excessifs.
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On a du mal à redémarrer : les
chocs disruptent. On multiplie les décharges de nettoyage. Finalement, on
repart : 184 MJ, 194 MJ, 200 MJ. La machine n'est pas facile à piloter, on
passe souvent près de la disruption, la densité monte en fin de choc, mais on
progresse peu à peu. Le pilote est prudent : il sait qu'une disruption un peu
trop forte peut définitivement faire perdre la fin de la journée. A
19h45, on lance le tout pour le tout pour le dernier choc : une décharge d'une
minute à 4 MW de puissance. Ca passe !
Bilan de la journée :
l'objectif ambitieux de 300 MJ n'a pas pu être atteint, en raison d'un
coupleur hybride défaillant qui a limité la puissance injectable dans la
machine. Par contre, sur les antennes utilisables, le couplage a été
très satisfaisant : le scénario original développé pour ce programme
nécessitant simultanément les deux types de chauffages est donc validé. De plus, la
modulation en position verticale du plasma s'est révélée efficace. Avec
tout ça, un choc d'une minute à 240 MJ a pu être obtenu (le 26776 !),
se plaçant tout près du record absolu de la machine (280 MJ avec 2 MW
sur deux minutes).
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Evolution temporelle de la densité pour
plusieurs décharges extraites de la base de données chocs longs de Tore
Supra, dont le choc 26776 obtenu ce jour là. On voit bien le problème de
montée de la densité sur les temps longs, qui devrait être résolu avec
le projet CIEL où l'intégralité de la machine est refroidie. Réponse
définitive avec la reprise des expériences dans la configuration CIEL,
à l'automne 2001 ! |
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Post-scriptum : on
s'apercevra après analyse que les montées d'impuretés sont dues à un tuyau
de pompage percé en haut de la machine, hors de vue des caméras,
vraisemblablement par un faisceau d' électrons accélérés par l'hybride :
rien de grave, il faut juste éviter de faire tomber de la puissance dessus en
attendant de pouvoir réparer à la prochaine ouverture de la machine.
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